Zoé Balthus, Parade. Jeunesse d’éternité, Gwen Catala Éditeur, 2017, 504 p., 22 €
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Gravure d’Hélène Damville et portrait par Bruno Aveillan
Les murs du théâtre du Châtelet en tremblent encore : le 18 mai 1917, Jean Cocteau, Pablo Picasso et Erik Satie dévoilèrent leur spectacle Parade, interprété par les ballets russes du grand Diaghilev. Huées du public, cris d’orfraie de la critique : trop en avance sur son temps, Parade choque les esprits et marque l’entrée, en fanfare, du défilé des révolutions artistiques qui secoueront, tous domaines confondus, les lendemains de la Première Guerre mondiale. Cent ans précisément après les faits et pour la toute première fois, un roman, écrit par Zoé Balthus, révèle les vivantes coulisses de cette aventure fascinante sur laquelle personne – à tort – n’avait eu l’idée de se pencher.
Dans Les Mariés de la Tour Eiffel (1921), Jean Cocteau affirme : « Toute œuvre vivante comporte sa propre parade[1]. » Près d’un siècle après ces mots, Zoé Balthus, avec son premier roman, dévoile enfin la parade de Parade ; faisant défiler, séparément ou collectivement, les truculents protagonistes aux origines de ce spectacle unique en son genre : le magicien et poète Cocteau, le clown blanc et musicien Satie, l’acrobate et plasticien Picasso, bientôt rejoints, de Russie à Paris sans oublier Rome, par une joyeuse troupe de danseurs menée par l’homme-orchestre Diaghilev. Pas une minute à perdre, dans le contexte incertain de la guerre, pour cette troupe patiemment composée, non sans mal, par Jean Cocteau. Jusqu’à la présentation au théâtre du Châtelet, sur laquelle il s’achève, le récit se constitue de 19 chapitres qui s’enchaînent tambour battant, maintenant en permanence l’attention du lecteur en éveil : leurs titres – « Œuf couvé à Pâques », « Un abracadabrant chinois », « Éros décoche ses flèches » – témoignent d’un humour et d’une vitalité à toute épreuve là où d’autres, à l’oralité prononcée – « Ah Dieu que la guerre est jolie ! » ou encore « L’esprit nouveau, quel scandale ! » – attestent d’un sens de la répartie et d’un goût pour le dialogue et les traits d’esprit. Plus généralement, une frénésie créative, parfois anxieuse et surtout contagieuse, s’exprime page après page et n’est pas sans rappeler la quête permanente de Cocteau pour « l’aigu, à savoir un art de la vivacité[2] ». Parvenir à imaginer, écrire puis monter concrètement une représentation artistique, quand la barbarie menace de tout emporter, constituait moins un défi qu’une raison d’être en elle-même pour le jeune poète d’alors, qui vécut sur le front des « heures lugubres » (p. 104)[3], dont le livre de Zoé Balthus restitue toute l’âpreté en se plaçant du point de vue sensible du jeune écrivain. Plus qu’une simple planche de salut, l’exercice de l’art en temps de guerre permet à tout créateur de se battre pour préserver une identité et une sensibilité sans cesse menacées d’anéantissement. Il pourra même ambitionner, si son talent le lui permet, de faire bouger les lignes académiques à l’heure où tous les repères s’affolent déjà. Dans La Difficulté d’être, Cocteau assure ainsi : « Je le répète, à Paris, la place était libre. Nous l’occupâmes. Dès 1916 commença notre révolution[4]. »
C’est précisément au printemps 1916 que débute le roman, lorsque Guillaume Apollinaire, atteint en pleine tête lors des combats par un obus, se voit « confié aux soins de l’hôpital italien du Quai d’Orsay » (p. 13). Son ami Picasso vient lui rendre visite, crayon en main, et a tôt fait d’immortaliser sa « sacrée gueule cassée » (p. 15) pour la postérité. Une telle scène en ouverture donne le « la » à l’ensemble de la fiction et constitue, d’entrée de jeu, une mise en abyme de l’instance narratrice qui n’aura de cesse, au fil des paragraphes, de dessiner une authentique et réjouissante galerie de portraits du Tout-Paris de l’époque. Au centre de ce tableau pour le moins animé apparaît bien vite Jean Cocteau, l’illustre Prince frivole, au cœur des discussions dès la page 16 ; Cocteau dont l’un de ses grands biographes, Claude Arnaud, rappelle combien il est alors un neurone moteur, capable de réunir, dans son giron, une palette impressionnante de personnalités aux talents divers et variés. Il s’affirme plus que jamais comme « l’une des coqueluches de ce cercle unissant Anna de Noailles à la comtesse de Chevigné en passant par Misia […][5]. »
Ce talent pour fédérer les bonnes volontés et déjouer les mauvais coups va s’avérer indispensable pour mener à bien ce projet de ballet qu’il a en tête depuis maintenant quelques années. Pour bien comprendre la genèse de Parade, il faut en effet remonter à une « scène originelle » – s’il en est ! – remontant au 13 mai 1912, date à laquelle il connut un douloureux baptême du feu pour sa carrière d’auteur suite au mauvais accueil réservé à la représentation, par les ballets russes, du Dieu bleu, dont il avait signé le livret. L’« argument joyeux »[6] qu’il proposa, inspiré de L’oiseau de feu présenté par Serge de Diaghilev, à l’Opéra de Paris, en juin 1910 sur une musique de Stravinski, fut perçu comme un « divertissement de salon »[7] et constitua un « désaveu personnel »[8] pour lui. De retour de souper avec l’impresario russe et le danseur vedette de la troupe, Nijinski, Cocteau, place de la Concorde, se voit pris à partie par Diaghilev : « Jean, étonne-moi ! » (p. 38). Zoé Balthus redonne vie à cette scène capitale, évoquée par Cocteau lui-même dans La Difficulté d’être : « L’idée de surprise, si ravissante chez Apollinaire, ne m’était jamais venue[9]. » C’est ce défi de taille – concevoir une œuvre scénique d’une force de frappe inédite – qui va mobiliser chez Jean Cocteau une énergie folle et inénarrable dont Parade. Jeunesse d’éternité se veut le fidèle écho.
Pour Jean Cocteau, il s’agit tout d’abord de faire feu de tout bois, de collecter un maximum d’idées et de matériaux afin de créer plus tard l’assemblage adéquat – à l’image de l’atelier de Picasso où s’accumulent « clous », « cailloux », « allumettes », « coquillages » et « rubans de ficelles » (p. 46). Le roman nous invite dès lors à pénétrer dans un véritable laboratoire de la création, où les idées fusent parfois, où les doutes aussi s’accumulent, tandis que la nécessité – et la bonne espérance – de ne pas perdre le cap s’imposent : « Rares sont les spectateurs conscients qu’un spectacle n’est pas seulement celui qu’ils ont sous les yeux, mais un drame qui se joue constamment en coulisses » (p. 267-268) écrit Zoé Balthus. Coup de théâtre, rebondissements et périls en tous genres rythment l’action, dans une prose inspirée par une muse « familière », « citadine », « vivante » (p. 253) où ne manquent jamais les jeux de sonorités, les images parlantes et cet esprit d’escalier qui permet d’échapper aux lieux communs et autres portes ouvertes.
Une telle dynamique se voit renforcée par le choix judicieux de l’auteur d’avoir opté pour une approche résolument pluridisciplinaire, où se mêlent poésie des mots, dialogues de théâtre et une sensibilité pour l’esthétique picturale et l’art du cadrage. Fuir les canons guerriers comme ceux de l’académie (p. 252) constitue un unique mouvement, synonyme d’ouverture à l’autre. Seule cette transgression permet d’atteindre l’expression la plus libre possible, celle qui s’évertue à « bousculer encore les codes, tous les codes » (p. 255). La fluidité du style et cette transgression des genres fonctionnent comme un moteur qui emporte le lecteur à la poursuite d’un récit généreux. De cette manière, le livre établit un lien de parenté avec ces représentations artistiques de la « largesse » étudiées par Jean Starobinski[10] et dans lesquelles, suivant l’étymologie du terme latin largus, tout « jaillit en abondance[11] » et évoque « l’onde et l’abondance des eaux surgissantes et courantes[12] ». Échanges échevelés se multiplient entre une pléiade d’artistes – d’Apollinaire à Foujita en passant par Cocteau, Picasso, Satie, Modigliani, Max Jacob etc. – qui tournoient dans une même sphère où règnent les passions, les idéaux et les emportements. Le livre de Zoé Balthus, en cela, évoque également la sparsio romaine, ce que le « dispensateur » d’une fête aime à offrir en partage[13] à un large public : à cette ambiance évocatrice des jeux du cirque chère à Cocteau, répond, également, la largesse du geste noble d’un chevalier médiéval, dans laquelle on reconnaîtrait aisément Picasso face à ses dulcinées, lui dont les « pensées amoureuses », « accrochées à son fusain » (p. 93), ne cessent de s’exprimer en œuvres, fêtes et pléthore de cadeaux. Une telle larghezza procure, à la lecture du roman, un sentiment de libération et de respiration redoublé dans le contexte d’un début du XXIe siècle marqué par privations et restrictions en tous genres.
La saveur et la vérité des mots : au bon plaisir du « fruiteur » !
Partageant avec Satie, Léon-Paul Fargue et Adrienne Monnier « le même amour des mots insolites » (p. 113), qui infusent certaines phrases et distillent leurs sonorités au fil des paragraphes, Zoé Balthus nourrit son lecteur de descriptions où matières et sensations sont sollicitées, mettant en appétit l’amateur de poésie et de littérature. Il en va ainsi, à titre d’exemple, de son passage en revue des couleurs de Picasso : « vert du jardin d’Eden, jaune citron de Majorque, rouge du sang du Christ, bleu du ciel du Nil, orange de la nèfle du Japon, indigo du passereau du Mexique, violet des mers d’Ulysse. Noir de la gorge du Diable » (p. 139). À bien des passages du livre, le lecteur se mue en « fruiteur » pour rendre un terme chatoyant, à l’origine italienne puis repris par les esthéticiens français, dont Murielle Gagnebin précise ainsi la signification : « Se sentir « fruitant » une œuvre, c’est y « mordre » comme on savoure un fruit bien mûr. Le « fruiteur » d’une œuvre « reçoit » le tableau telle la pulpe d’un fruit juteux et se confond avec lui, le temps de la gourmandise. C’est dire que son être s’enrichit de l’œuvre, et, de ce fait, l’identité du contemplateur se voit modifiée et, d’une certaine manière, accrue[14]. » Descriptions des corps, des lumières, des ambiances : Zoé Balthus convie son lecteur à pénétrer, par les mots, dans des espaces picturaux foisonnants et souvent chargés d’érotisme, comme c’est le cas dans l’œuvre de Picasso, à propos duquel elle écrit : « L’amour, le sexe et la mort ne cessaient de le hanter, de se mêler à ses pigments, infiltraient la pointe de ses fusains, coulaient au bout de ses pinceaux et s’enchevêtraient au cœur de ses toiles et dessins » (p. 67).
Histoire de l’art et analyse de l’image font totalement corps avec la fiction, venant féconder de l’intérieur la matière littéraire et montrant à nouveau une volonté de décloisonnement des registres. La « clé esthétique » (p. 262), pour reprendre une expression de l’auteur, ouvre donc les portes de l’intrigue. De même, les rapports entre peinture et modèle, en particulier ceux de Picasso et de Camille Flores, illustrent aussi, à la façon d’un miroir, les relations que l’auteur entretient avec ses personnages: le désir ardent et parfois douloureux de capter puis de savoir rendre, avec les moyens de son art, la vie dans toute sa beauté et sa déchéance, dans la moindre de ses extrémités. Le mariage de l’art avec la littérature sert à monter en intensité et à exacerber les sentiments, surtout lorsqu’il s’agit de dépeindre un milieu artistique dans lequel art et amour ne cessent d’échanger leurs signes et où les corps et les amitiés servent, en permanence, de rampe de lancement à ce que Didier Anzieu appelle le « décollage créateur »[15] et Michel de M’Uzan, avant lui, le « saisissement créateur »[16].
C’est ainsi, entre autres, que Bonnard, Chirico, Cézanne, Derain, Foujita et « l’âme des grands artistes » (p. 141) sont invoqués pour créer un réseau de correspondances ; que les pigments de Max Jacob – enrichis à partir « de matières premières alors inédites telles que la cendre de cigarette et le marc de café » (p. 245) – viennent constituer la toile de fond du récit ou bien encore que « la feuille de papier vierge » (p. 63) vibre bientôt sous les doigts de Picasso. Toutes ces impressions colorées, ces mouvements, ces images s’imbriquent dans un puzzle qui fait sens – capter la densité de la vie pour trouver une représentation qui en soit à la hauteur. À aucun moment il ne s’agit, pour l’art, de chercher « à être joli ou beau » (p. 214) mais à exprimer la vérité dont il est porteur : Auguste Rodin l’avait bien compris. Cet univers littéraire, pictural, théâtral, artistique en un mot, s’inscrit dans une quête, une geste, dont Parade dessine la ligne d’horizon. Le résultat important d’ailleurs moins que le chemin parcouru et la joyeuse parade trouvée tout au long de la route ; une parade parfois querelleuse certes, mais toujours portée au dialogue et à laquelle l’esprit ne vient jamais à défaut.
De scène en scène ou grandeur et des cadences d’un théâtre total
Entrées et sorties de scènes rythmées en une chorégraphie de ballet, dialogues prolongés, apartés et réparties cinglantes : le récit prend aussi des allures de théâtre vivant, où les rebondissements sont multiples et où le metteur en scène, le jeune Cocteau, est souvent dépassé par la situation. Le « Coctaile picassienne » (p. 335) mélangé à la sauce Satie donne une potion sans cesse au bord de l’implosion. Alors que le compositeur Erik Satie commence déjà à travailler à sa partition en accord avec Cocteau, celui-ci doit déployer des trésors d’inventions et d’argumentation, réglés au millimètre, pour convaincre Picasso d’accepter d’inventer costumes et décors, sans parler d’un féerique rideau de scène appelé à faire date par son poids et ses dimensions[17]. Picasso, comédien à ses heures, aime à entretenir le suspense devant un Cocteau désemparé et parfois à deux doigts de tout abandonner.
Tout héros de pièce de théâtre se doit d’avoir, pour venir à bout de ses épreuves, une confidente à la hauteur de la situation : ce sera Valentine Gross, alliée depuis les premiers jours du projet et avec laquelle les dialogues, exquis et enjoués, illustrent une complicité enfantine si chère aux yeux de Jean Cocteau, comme le montrent nombre de ses pièces de théâtre, romans et films. Sous les apparences du badinage et de la désinvolture, les sujets les plus graves sont parfois abordés, plus profondément, paradoxalement, qu’avec un sérieux mortifère qui leur enlèverait toute spontanéité. Tantôt revêtu du manteau d’Arlequin, Cocteau aime à provoquer, sans avoir l’air d’y toucher, Picasso : ses ruses d’« acrobate débutant » (p. 78) finiront par payer. Picasso, de son côté, l’indomptable Minotaure, charme la jeune Camille, qu’il élit modèle de son cœur tout en lui prodiguant une éducation artistique et sentimentale qui laisse déjà présager la fin, douloureuse pour la jeune femme, de leur relation. Coup de théâtre en effet à l’avant dernier chapitre, lorsque le viril Hidalgo rencontre une étoile, la danseuse Olga Khokhlova, à la « froideur toute slave, subtile et suave » (p. 448) dont il saura venir à bout par des ruses de séduction dont il a le secret. Aux antipodes de la comparse Valentine, s’oppose, comme dans tout drame, la figure ennemie, en la personne de Misia Sert, la pianiste égérie de nombreux artistes mais aussi « faiseuse d’anges » (p. 131), dont la jalousie constitue un obstacle de poids au point de compromettre la création du spectacle. Entre ces différents pions répartis à dessein sur l’échiquier, Erik Satie, tantôt proche de Cocteau, tantôt complotant avec Picasso, joue avec ses tics et ses tocs les trublions de service, avec doigté, cela va sans dire, tandis que Diaghilev observe malicieusement cette illustre cour pour en tirer le meilleur dans l’intérêt de la représentation à venir.
Autour de ces personnages hauts en couleur, défilent, du quartier de Montparnasse jusqu’à Montmartre, en passant par Arcueil, Boulogne-sur-Mer ou Rome, une ribambelle d’illustres personnages, certains à titre de figurants, d’autres de tragédiens sans lendemain à l’instar de l’incontrôlable Modigliani. Tous en tout cas participent à un tableau d’ensemble propre à restituer le Paris artistique et mondain de ces années à la fois périlleuses et exaltantes. La danse et les arts du cirque sont parties prenantes de cette scène fort animée grâce à l’imagination fertile de Cocteau qui, avec la complicité des ballets russes, imagine des numéros de saltimbanque, d’acrobatie et de magie pour « faire scintiller des étoiles dans les yeux » (p. 87). Les discours à la cantonade et à bâtons rompus, les répliques aux accents rocailleux et autres exclamations, les sons subtils tel le « timbre d’un verre de cristal » (p. 342) donnent aussi à entendre un livre où la musicalité des phrases et l’évocation régulière du piano, de Debussy et tout naturellement de Satie, font du narrateur un talentueux chef d’orchestre. Son oreille musicale et sa baguette assurée évitent la cacophonie au profit d’une symphonie qui ne rentre dans aucune case préétablie. In fine, « de fil artistique en aiguille métaphysique » (p. 135), de puissantes images émanent de cet ensemble pour le moins éclectique.
Plus qu’un roman : un envol vers le septième art
L’attention portée aux images et les variations d’échelle de plan dénotent une écriture cinématographique en action. Jean Cocteau muni de son « précieux engin » (p. 224), un Kodak junior n°1, soucieux de « mitrailler toutes ces têtes nouvelles » et d’ « immortaliser ces personnages de Montparnasse » (p. 225) est comme le double de l’auteur de ce livre faisant la part belle à la saisie des êtres sous une multitude d’angles de vue. « Le cinématographe est l’arme des poètes[18] » aimait à dire Cocteau, qui en fit un usage placé sous le signe d’une désinvolture – en apparence – dont il avait le secret[19]. Zoé Balthus aime à dépeindre la lumière adéquate et trouver le moment clé – « l’instant décisif » dirait Cartier-Bresson – pour mieux faire entrer ses personnages sur le devant de la scène : « Les grandes baies vitrées laissaient passer un éclairage sublime. Des rayons rose orangé mêlés d’un infime soupçon de vert inondaient la pièce et enveloppaient le voluptueux corps dénudé de Camille en sommeil » (p. 53). À la vue d’ensemble est parfois préféré le gros plan, avec toujours une appétence pour les jeux d’ombre et de lumière : « Sur les traits de Pablo tomba un voile mélancolique, fugace mal du pays, qui s’évanouit en quelques secondes. Son visage volontaire s’illumina à nouveau d’un sourire franc, une lueur vive chavirant son regard noir » (p. 415). Le lecteur en vient dès lors à s’agréger à cette « foule hypnotisée par [d]es images projetées le soir […] au point de tout oublier autour » (p. 435). C’est peut-être bien la « parade » de telles images, égrenées au fil du livre, qui est le plus à même d’entretenir cette « jeunesse d’éternité » tant rêvée.
Dans le récit de Zoé Balthus comme dans la vie, il existe toujours la possibilité d’ouvrir « par mégarde une porte » (p. 27) et de s’embarquer dans une aventure inattendue. Jean Cocteau, avec son sang de poète, a pour sa part volontairement dessiné son échappée belle, prêt à vaincre tous les obstacles pour faire exister son spectacle et offrir de l’inattendu au public et à ses proches. Lorsque « le grand plafonnier de cristal » (p. 486) du théâtre du Châtelet s’éteignit soudain le soir de la première, le 18 mai 1917, la magie enfin put commencer, mettant un terme à une abracadabrantesque gestation dont le livre se fait le fidèle écho. « Jeunesse d’éternité » : la jeunesse, au moment où elle est vécue, glisse entre les doigts et ce n’est parfois qu’avec le temps et à distance que l’on comprend pleinement tout le potentiel créatif qu’elle représentait alors et dont on n’a pas toujours su s’emparer. Cent ans après le déroulement des faits, c’est toute cette fraîcheur, cette énergie des jeunes années, que Zoé Balthus révèle et dont elle saisit l’essence, permettant à la jeunesse, comme le souhaitait Cocteau, de s’étirer infiniment[20]. Mieux : elle lui offre un miroir dans lequel elle peut, enfin, prendre le temps de se regarder et de s’aimer.
Nuptiale ou du moins amoureuse, force est de constater combien cette « parade », un siècle après son avènement, poursuit sa danse folle et son entreprise de séduction grâce à Zoé Balthus, qui a su reprendre le flambeau de Cocteau, Picasso et Satie pour le faire briller au firmament, à la hauteur des étoiles qu’ils sont tous trois devenus dans leur « belle jeunesse d’éternité » (p. 237).
Jean-Baptiste Chantoiseau
Zoé Balthus, Parade. Jeunesse d’éternité, Gwen Catala Éditeur, 2017, 504 p., 22 €
Gravure d’Hélène Damville et portrait par Bruno Aveillan
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[1] Jean Cocteau, Les mariés de la Tour Eiffel (1921), précédé par Antigone (1922), Paris, Gallimard, coll. « folio », 2004, p. 66.
[2] Serge Linarès, Jean Cocteau. Le grave et l’aigu, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Champ Poétique », 1999, p. 20.
[3] Les numéros de pages entre parenthèses renvoient tous au roman de Zoé Balthus.
[4] Jean Cocteau, La Difficulté d’être (1947), Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 39.
[5] Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, coll. « N. R. F. Biographies », 2003, p. 101.
[6] Ibid., p. 102.
[7] Ibid., p. 104.
[8] Idem.
[9] J. Cocteau, op. cit., p. 40.
[10] Jean Starobinski, Largesse, Paris, Gallimard, coll. « Art et artistes », 2007.
[11] Ibid., p. 16.
[12] Ibid., p. 71.
[13] Ibid., p. 16.
[14] Murielle Gagnebin, « L’Œuvre, maître du spectateur : sombres équivoques », in Murielle Gagnebin et Julien Milly (dir.), Les Images honteuses, Seyssel, Champ Vallon, coll. « L’Or d’Atalante », 2006, p. 283.
[15] Didier Anzieu, Le corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’Inconscient », 1981.
[16] Michel de M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, coll. « Connaissance de l’Inconscient », 1977.
[17] L’œuvre, qui a intégré en 1955 les collections du Centre Pompidou à Paris, mesure 1050 x 1640 cm et pèse 60 kilos.
[18] Jean Cocteau, Du cinématographe, textes réunis et présentés par André Bernard et Claude Gauteur, Paris, éditions du Rocher, 2003, p. 9.
[19] Cf. Jean-Baptiste Chantoiseau, « Le cinéma de Jean Cocteau ? Une esthétique et une éthique de la désinvolture », Figures de l’art, n°14, Pau, Presses universitaires de Pau, 2008, p. 181-194.
[20] Jean Cocteau, La Difficulté d’être, op. cit., p. 86.