Il était une fois place Piccadilly à Londres, par un beau jour et une belle nuit de septembre 2018, une symphonie d’images enchanteresses, signées Bruno AVEILLAN…
Dans le cœur battant de la capitale anglaise, au milieu d’une agitation incessante, a soudain émergé, pour le passant aimant à flâner, « un bonheur nocturne inattendu » (Gaston Bachelard, L’Air et les songes, 1943), méritant pleinement l’attention.
Au croisement de Shaftesbury Avenue et de Glasshouse Street, un clip publicitaire, d’une minute précise, se singularisa parmi un foisonnement luminescent excessif. En journée comme en fin de soirée, son charme demeure inaltéré : le diptyque vidéographique ci-dessous, tourné in situ à Londres, le démontre bien. Ce court film attire le regard à la façon du punctum de Roland Barthes, cette flèche qui part de l’œuvre pour atteindre l’œil du contemplateur et l’affecter à jamais. L’Éros de la fontaine de Lord Shaftesbury, exposé en permanence aux écrans géants de Piccadilly, ne s’en serait pas encore remis… Ce rêve qui revient en boucle, tel un flux d’eau vivant, n’est autre que la publicité pour le parfum La vie est belle de Lancôme, réalisée par Bruno Aveillan en 2018 (agence Publicis 133 / production QUAD).
Diptyque I et II : La vie est belle de Lancôme (2018) par Bruno AVEILLAN sur les écrans géants de Piccadilly Circus à Londres, septembre 2018.
Le film promotionnel s’ouvre sur un espace-seuil nocturne, entre réalité et imagination, au milieu duquel se détache une fontaine miraculeuse, sise, peut-être, entre les deux ailes du palais du Trocadéro ou du palais de Tokyo. Bien plus qu’une stricte fidélité à un point de vue unique et réaliste, ce qui importe ici est d’offrir une sublime synthèse du Paris éternel et mythique gravé dans la mémoire universelle : en ouverture du clip, réverbères à l’ancienne en fer forgé à l’éclairage diffus, rangées d’immeubles haussmanniens et Panthéon se détachant dans le lointain ouvrent la féerie ; en conclusion, la Seine serpentine et ses quartiers riverains, vus dans un plan d’ensemble en légère plongée depuis la rive droite, permettent à la rêverie de s’éterniser grâce à un embrasement lumineux progressif dont la tour Eiffel constitue le point d’orgue. Comme pour mieux asseoir la majestuosité de cette icône parisienne – que l’on s’attend à voir dès le départ à l’horizon – ce n’est qu’en toute fin que celle-ci apparaît, achevant le rythme crescendo de la vidéo sur une touche éclatante, dont les effets se prolongeront dans l’esprit du spectateur bien après l’ultime image.
À y regarder de plus près toutefois, la tour Eiffel semble malicieusement évoquée dès les premières secondes : le rideau d’eau au début, qui s’écoule vers le bassin central, est en effet constitué d’une série de lettres « o » et d’accents circonflexes qui en viennent à former par élongation, lorsque le « o » et le circonflexe fusionnent, une forme pyramidale couronnée d’un long sommet pointu. Ce « ô » renvoie, en premier lieu, au « ô » de « Lancôme » : faire naître une tour Eiffel à partir d’une fusion des deux éléments graphiques qui le caractérisent est donc une trouvaille visuelle à la fois puissante et symbolique.
Au beau milieu de ce paysage aux allures de légende urbaine, se détache une femme vue de dos, vêtue d’une courte robe blanche. Entre ses deux épaules à l’arrière, son vêtement suit une ligne courbe concave qui n’est pas sans rappeler la forme du flacon de parfum La vie est belle ; ligne que vient frôler une longue chevelure dissimulant en partie le haut de son dos. Omniprésence de l’eau ; cheveux ondoyants ; lignes courbes : cet univers féminin et aquatique s’inscrit dans une tradition artistique féconde, allant des représentations picturales d’Ophélie par John William Waterhouse (en 1889) ou de Galatée par Gustave Moreau (vers 1880) en passant par le marbre de La Danaïde (1889-1890) d’Auguste Rodin. L’assemblage de ces éléments vise cependant à donner naissance ici à un univers vivifiant et aérien, expurgé de la morbidité parfois charriée, dans l’histoire de l’art, par le rapprochement du thème de l’eau et de la figure féminine, qu’elle soit innocente ou coupable.
L’héroïne moderne de La vie est belle, incarnée par l’actrice américaine Julia Roberts comme un gros plan le dévoile rapidement, marche sur la terrasse déjà évoquée, au milieu d’anonymes élégamment habillés en tenues de soirée. Malgré ces belles apparences et la présence d’une chanteuse aux allures jazzy, accompagnée d’une contrebasse, l’humeur, malheureusement, n’est pas à la fête. Maussades, aigris ou énervés, hommes et femmes, de tous âges, s’ignorent ou en viennent à se disputer, sans doute pour des raisons qui n’en valent pas la peine.
Entourée par un tel concert de mines sinistres, fâchées ou isolées, cette enchanteresse, toute de blanc vêtue, préfère s’émerveiller du spectacle de l’onde qui semble tomber du ciel, telle une manne miraculeuse, pour venir charmer, entourer, caresser et parfois éclabousser un public pour le moins indifférent. Surprise par un jet sur ses genoux, elle éclate de rire et décide de se laisser prendre au jeu en répondant derechef à l’appel de l’eau. Ôtant ses hauts talons dorés – clin d’œil au conte de Cendrillon, renforcé par l’heure tardive de la scène – elle s’aventure dans le bassin pour déambuler au milieu des flots, ouvrant progressivement les bras comme pour s’envoler. Une telle image n’est pas sans rappeler le passage que Gaston Bachelard, dans L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière (1942), consacre aux « rêves bercés » : « Quand il entre dans l’eau merveilleuse, la première impression du rêveur est celle de “reposer parmi les nuages, dans la pourpre du soir” » assure le philosophe en citant Novalis. De même, l’aventurière intrépide semble prête à s’envoler de bonheur ; médusant puis captivant de la sorte tout autour d’elle un public incrédule, qui ne s’attendait pas à être témoin d’une telle audace.
La figure interprétée par Julia Roberts emprunte dès lors les traits d’une naïade – cette divinité aquatique de l’époque antique vivant en eau douce – et évoque également Aphrodite, déesse de la beauté surgie des flots. Mais elle n’est pas sans faire penser, plus profondément encore, à ces « allégories de l’Abondance pour des projets de fontaines » propres à l’art du XVIe siècle et décrites par Jean Starobinski dans Largesse (Gallimard, 1997) : radieuse parmi des flots généreux et brillants, elle ne tarde pas à distribuer la bonne Fortune autour d’elle, rendant son bonheur positivement contagieux. Les plans rapprochés sur ses mains ruisselantes d’eau et de lumière traduisent une double idée : celle d’acceptation de ce don du ciel mais aussi de sparsio, de partage à venir, de générosité. « Derrière le mot largesse, le latin largus, largitio avait fait apparaître l’onde et l’abondance des eaux surgissantes et courantes » explique à ce propos Jean Starobinski. Il s’agit aussi de répandre la bonne parole pour que celle-ci continue à se diffuser bien au-delà du premier messager. Ainsi, lorsque l’héroïne quitte le bassin pour circuler de nouveau parmi les autres personnages, apparaît, au milieu des ondes, une danseuse blonde munie d’ailes en soie de la marque Innangelo d’Inna Zobova, aux délicates teintes violette, noire et blanche : reprenant le fil conducteur de la sirène incitant aux plaisirs de la vie jouée par Julia Roberts, cette fée, aux ailes soyeuses, poursuit la noble mission de diffuser la joie autour d’elle en virevoltant gracieusement.
Comme aime à le rappeler Bachelard, un saut dans l’eau est toujours un saut dans l’inconnu : il faut accepter de se laisser porter et emporter vers un nouvel horizon, parfois plus florissant. C’est ce risque, joyeux et métaphorique, du plongeon et du changement que la tentatrice Julia Roberts incite ses moroses congénères à courir : d’abord éberlués par la promenade aquatique de cette femme jugée excentrique, ils ne tardent guère à se laisser entraîner devant la félicité intense que celle-ci affiche. Fascinés et comme envoûtés, ils en viennent à suivre les conseils qu’elle donne d’un regard complice et discret : hommes et femmes se réconcilient alors autour d’une rose pétulante, abandonnent téléphones portables et écouteurs, se mettent à danser, à renouer avec le rythme de la vie, ce qui vaut également pour la chanteuse qui en retrouve le sourire. Des bulles d’eau pétillantes se répandent dans les airs en fines particules argentées, accompagnant ainsi ce retournement miraculeux jusqu’à l’explosion finale dans le ciel de la capitale.
Le spectateur se retrouve à son tour porté par cette vague progressive émanant de l’enchaînement des plans ; vague qui incite à faire le pari de la joie et des rencontres et à aller de l’avant. Cette fable, au dénouement heureux, illustre bien ce que le philosophe Jean-Luc Marion explique dans Le Phénomène érotique (Grasset, 1983) : « il ne dépend que de moi de devenir amoureux. » Avec « sa jambe de statue » – l’univers baudelairien n’est jamais loin – l’héroïne brise la glace – d’où ces fragments cristallins dans les airs – et exhorte les humains à ne plus être froids comme la pierre pour mieux se réchauffer mutuellement au feu de la joie de vivre.
La publicité s’achève, à l’image du Chef-d’œuvre inconnu (1831) de Balzac, telle « une peinture trempée de lumière », dont les éclats diamantés se répandent gracieusement dans les airs ; en parfaite résonance avec la chanson « Diamonds » adaptée de la chanteuse Rihanna et motif musical unique de la vidéo. Tout en restant fidèle au thème scénaristique déjà présent dans les précédents volets de La vie est belle, Bruno Aveillan a su mêler références mythologiques, littéraires, esthétiques et surtout apporter cette attention à la lumière qui lui est propre et fait de lui un authentique tailleur de diamants. Ernest Hemingway avait raison : « Paris est une fête » ; une fête que Bruno Aveillan, de façon scintillante, invite à prolonger dans l’espace nocturne infini et fantasmagorique de ce songe publicitaire ; songe d’une nuit parfumée aux airs d’éternité.
Jean-Baptiste Chantoiseau
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