N’en déplaise à certains critiques, les amoureux du cinéma ont été comblés en 2018 lors du 71e Festival de Cannes. Des films de grande qualité – tant du point de vue de l’écriture, de la mise en scène, de l’interprétation que du montage – se sont succédé au fil des jours et des nuits sur l’un des plus beaux écrans au monde : celui du Grand Théâtre Lumière. Il a été difficile cette année pour Bien en place de retenir, comme cela est la tradition, dix films fétiches en raison de leurs qualités narratives, esthétiques et expressives. Exercice périlleux mais témoignage nécessaire, ce classement, réalisé à chaud la tête à peine sortie des étoiles, devra être complété ultérieurement de focus et de compléments d’analyse sur certains long-métrages écartés de justesse, à l’instar du hors norme Dogman de Matteo Garrone ou du touchant Burning de Lee Chang-Dong, dont les séquences finales peinent toutefois à convaincre. De même, l’interprétation du Livre d’image de Jean-Luc Godard – que l’on a connu plus inspiré il y a quatre ans avec Adieu au langage – doit-elle s’écrire à la lumière du travail accompli par le réalisateur franco-suisse depuis Histoire(s) de cinéma (1988-1998). D’autres pages donc, inlassablement, viendront rendre compte de la richesse de la sélection de cette 71e compétition.
1. Capharnaüm de Nadine Labaki
L’équipe de Bien en place avec la réalisatrice Nadine Labaki, Prix du Jury du Festival de Cannes 2018.
Film émouvant et coup de poing, Capharnaüm plonge le spectateur au cœur des violences et des inégalités de la société libanaise à travers le regard d’un enfant à la fois meurtri et révolté, Zaim. Ce dernier part en guerre contre sa famille et vient en aide à un très jeune réfugié sans papier, abandonné de force par sa mère et qu’il prend en affection. Certes, certains retournements, dans ce récit à la tonalité d’ensemble tragique, paraîtront quelque peu idéalistes. Ils n’enlèvent toutefois rien à la puissance de cette fiction-documentaire, conduite avec finesse par la réalisatrice et portée par le jeu bluffant de ses jeunes héros, dont les visages, souvent pris en gros plan, resteront longtemps gravés dans la mémoire des spectateurs. Zaim, aux phrases parfois affûtées comme des couteaux, s’avère d’une maturité et d’une spontanéité désarmante. Il n’est pas sans rappeler les jeunes personnages du cinéma néoréaliste italien de l’après-guerre, déjà plongés dans un paysage et une réalité sociale dévastés au milieu desquels l’innocence n’avait pas sa place. Certaines séquences de Capharnaüm offrent ces situations sonores et visuelles « à l’état pur » chères à Gilles Deleuze ; séquences dans lesquelles hommes et femmes n’ont plus rien à quoi se rattacher, ni fonction, ni utilité, contrairement aux personnages hollywoodiens classiques. Désarmés, contraints d’improviser pour s’en sortir, les enfants de Nadine Labaki, ces combattants, par nécessité, ont offert à la caméra un regard, une voix, une parole qui ont incontestablement marqué le 71e Festival, au point de remporter un Prix du Jury qu’on espère porteur d’avenir pour la réalisatrice.
2. Zimna Wojna (Cold War) de Pawel Pawlikowski
Les premières minutes de Cold War donnent le « la » : Wiktor (Tomasz Kot), le héros masculin de cette romance hors norme, enregistre, via un appareil de capture de son, instruments et chants traditionnels à travers la campagne polonaise. Tout se passe comme si Pawel Pawlikowski, le réalisateur, souhaitait, dès le lever de rideau, rappeler que le cinéma n’est pas seulement un art de l’image, ce que certains artistes ont hélas parfois tendance à oublier. Comme le rappelle le grand spécialiste du son Michel Chion, dans Technique et création au cinéma (Esec, 2002), nombreux sont les réalisateurs qui souffrent « de grandes lacunes sur l’étendue des possibilités offertes par le son » (p. 77). Cette synthèse de l’image en mouvement et du son qu’est le cinématographe, Pawel Pawlikowski en maîtrise les subtilités ; certaines séquences de son film évoquent d’ailleurs Robert Bresson par la méticulosité du cadrage et l’art du contrepoint, en particulier les scènes tournées à Paris, en bordure de Seine. La nostalgie, celle d’un passé, d’une histoire, se dédouble donc d’une nostalgie esthétique et d’un hommage rendu au septième art à travers une parfaite direction de la photographie, tout en noir et blanc. L’autre aspect du film évoquant Bresson est bien sûr l’art de l’ellipse dont témoigne cette narration qui relate, en une série d’épisodes successifs, les amours sulfureuses – et fatales – entre un musicien et sa muse; une chanteuse divine au caractère bien trempé, magnifiquement incarnée par Joanna Kulig, l’une des meilleures interprètes féminines de ce Festival. Un long-métrage riche, dense et envoûtant, entre Pologne et France, toujours sur la brèche car situé sur cette froide frontière qui sépare l’amour de la haine.
3. Lazzaro Felice d’Alice Rohrwacher
Bien en place avec Adriano Tardiolo, héros éponyme de Lazzaro Felice, au charisme singulier.
Après un démarrage un peu anecdotique – va-t-on voir ici une énième fiction sur l’innocence d’un jeune garçon considéré comme l’esclave de tous, oppresseurs et opprimés ? – le film Lazzaro Felice a tôt fait d’embarquer son spectateur dans une passionnante fable réaliste dont on ne ressort pas indemne et où fourmillent les trouvailles audiovisuelles. Tout en s’attaquant au récit éternel et cyclique de l’exploitation de l’homme par l’homme, Alice Rohrwacher dresse avec poésie un pont entre le passé et le présent, enrichissant sa narration d’une pléiade d’échos et de jeux de miroirs propres à séduire et à susciter la réflexion. Mais ce n’est peut-être pas tant la critique sociale du capitalisme qui touche le plus que la manière dont la cinéaste revisite toute la mémoire du cinéma italien, à commencer par Pasolini : impossible de ne pas penser à Théorème, qu’elle cite explicitement au détour de certains plans. Son Lazare, à la jeunesse éternelle, cette figure d’ange gardien et de martyre évoque, par son regard et son attitude même, le héros christique pasolinien, dont la grâce toucha et ébranla, des domestiques au maître, l’intégralité d’une famille bourgeoise milanaise. La séquence où la musique quitte l’église d’où elle émane pour préférer suivre les déshérités dans la rue – déshérités précisément rejetés par le clergé – est d’une beauté époustouflante. Ce film, brillamment écrit, n’a pas volé sa récompense de meilleur scénario au palmarès tant il offre, poétiquement, une réflexion spirituelle pleine d’humanité.
4. Plaire, aimer et courir vite de Christophe Honoré
Sans doute le plus beau film de Christophe Honoré ! L’auteur-réalisateur français redonne chair au Paris du début des années 1990 dans lequel vit Jacques (Pierre Deladonchamps), un écrivain homosexuel toujours en soif d’amour et déjà père d’un jeune garçon, Louis, vif d’esprit et à la répartie inspirée. Outre un train train routinier avec son colocataire, un vieux garçon (Denis Podalydès) attiré par les étalons bien musclés, le quotidien de Jacques est rythmé par les coups de téléphone d’un ex amant malade et en manque d’affection, qu’il recueille chez lui avant sa disparition. Mais l’envie de vivre à pleines dents réapparaît un beau jour lorsque Jacques tombe amoureux d’un jeune étudiant, Arthur (Vincent Lacoste), qui habite à Rennes mais rêve de s’installer à Paris et de faire du cinéma. Au-delà de cette trame qui évoque un roman d’éducation sentimentale classique, le film parvient à déjouer tous les clichés faciles que l’on pouvait craindre pour un tel sujet. La subtilité avec laquelle des thèmes aussi lourds que ceux du sida ou du suicide sont abordés ne fait que décupler l’émotion sincère et touchante de ce long-métrage, où l’on passe facilement du rire aux larmes, comme dans la vie. L’un des secrets de cette brillante réussite réside aussi dans l’alchimie incroyable qui existe non seulement entre les trois acteurs masculins principaux mais aussi entre les héros et les seconds rôles, tous à leur place et incarnés avec justesse. L’écriture de certains dialogues se veut à la fois profondément littéraire et naturelle, coulant sans heurt de la bouche des protagonistes. On savoure aussi la riche intertextualité de cette œuvre, qui fait coexister Roland Barthes, Bernard-Marie Koltès, Hervé Guibert, Virginia Woolf mais aussi François Truffaut, véritable figure tutélaire du film ; tout cela sans que l’on ne ressente jamais la moindre pédanterie. Un film dense, vivant, émouvant ; un de ces films qui font aimer passionnément le cinéma.
5. Blackkklansman de Spike Lee
Spike Lee de retour à Cannes après plusieurs décennies d’absence : la nouvelle déjà avait de quoi séduire ! Le film non plus n’a pas déçu, même s’il lui manquait « un petit quelque chose », un brin d’originalité esthétique ou cette puissance qui fait l’unanimité et impose le silence lorsque l’on fait face soudain à un authentique chef-d’œuvre. Il n’empêche que l’approche de Spike Lee fait mouche : c’est par l’ironie et un humour mordant qu’il décide de s’attaquer à l’Amérique raciste et au Ku Klux Klan. En rendant ridicules les adversaires redoutables qu’il affronte, le réalisateur les désarme plus aisément que s’il avait opté pour une stratégie d’opposition frontale, ce qui aurait été le cas s’il avait préféré, par exemple, mettre en scène un drame sans espoir et recourir à une surenchère dans la violence. La fin du film, à travers le lien qu’elle tisse entre la fiction, ancrée dans les années 1970, et l’Amérique de 2018, celle de Donald Trump, est particulièrement remarquable et permet au film de prendre – un peu tardivement ? – son envol. Un long-métrage d’une grande justesse et élégant, là on aurait pu craindre des clichés faciles et grossiers : Spike Lee y met remarquablement bien en perspective l’histoire de son pays, sans jamais la figer. Il démontre même en quoi celle-ci est le fruit d’un mouvement incessant, qui nécessite un combat permanent.
6. Leto de Kirill Serebrennikov
L’un des films les plus inspirés de cette édition 2018 a hélas été oublié du palmarès malgré un concert de critiques élogieuses et des applaudissements nourris. Dans l’URSS dictatoriale du début des années 1980, une bande de jeunes amateurs de rock’n roll, d’amour, d’alcool et autres substances illicites, décide de braver les interdits mortifères d’une société psychorigide et de créer, encore et toujours, inlassablement, une musique vibrante et enivrante. Leto est en ce sens un hommage appuyé à la liberté et un appel à la transgression pour mieux exprimer ce que l’on ressent, sans tomber dans une auto-censure aliénante et une soumission abrutissante au pouvoir. Quand on sait que son réalisateur, Kirill Serebrennikov, est lui-même assigné à résidence dans la Russie de Vladimir Poutine, on comprend mieux la portée esthétique et éthique de ce film d’une très grande créativité ; un film où l’on ne cesse de passer d’une réalité à une autre, d’un seuil à l’autre, comme porté par la nécessité d’aller toujours plus loin, toujours plus vite, aussi vite que la musique du moins.
7. Les Filles du soleil d’Eva Husson
Sur le papier, Les Filles du soleil d’Eva Husson avait tous les atouts pour triompher à Cannes : un sujet brûlant – le combat militaire de femmes kurdes contre Daesh – des actrices de premier rang – Golshifteh Farahani et Emmanuelle Bercot, particulièrement disposées à s’investir pleinement pour la cause du film – enfin, dans un contexte de lutte contre le machisme, c’est une jeune femme, Eva Husson, qui en signe la réalisation. Malgré l’une des plus belles standing ovation du Festival et en dépit des qualités indéniables de ce long-métrage – l’interprétation des actrices, la singularité d’une approche féminine sur un thème – le film de guerre – d’ordinaire laissé aux hommes et traité ici différemment – Les Filles du soleil sont reparties bredouilles de Cannes et éreintées par une critique d’une rare férocité envers une œuvre, certes, loin d’être parfaite mais qui ne méritait pas un tel lynchage collectif ! Film peut-être trop « moralisateur », bien intentionné et jouant avec des ficelles éculées, Les Filles du soleil ne dévoile pas moins un autre regard sur la guerre, la lutte, les rapports homme/femme et mérite un procès de réhabilitation, notamment pour mieux apprécier, à sa juste valeur, la performance de Golshifteh Farahani.
8. Une affaire de famille de Kore-Eda Hirokazu
Sans doute ce qui a valu sa Palme d’or à Une affaire de famille explique par contraste pourquoi Les Filles du soleil ont été tant détestées ! Là où dans le film d’Eva Husson le combat entre le « bien » d’un côté et le « mal » de l’autre est mis en scène, de façon frontale, pour servir un discours convenu d’avance – et qui peut donc sembler facile – tout se complique et se brouille à l’inverse dans le récit du cinéaste japonais, savamment mené d’une main de maître et porté par un découpage irréprochable. Où est le bien ? Où est le mal ? Tout n’est jamais blanc ou noir. Et même derrière les apparences – celles d’une joyeuse famille recueillant une pauvre enfant maltraitée chez elle – se cachent des zones d’ombres qu’on ne saurait soupçonner à première vue. Ce beau film, sans cesse animé par le souci du détail, se veut donc aussi une école du regard, une leçon d’humanisme et pose plus de questions qu’il n’en résout, à l’image de la vie.
9. Yomeddine de A. B Shawky
Bien en place avec la productrice et le réalisateur de Yomeddine
Le Festival a débuté par un cadeau : la présentation d’un premier film égyptien aux allures de road movie inclassable : Yomeddine. La trame narrative peut se résumer ainsi : un homme lépreux nommé Beshay décide, après le décès de sa femme, de regagner son village natal, qu’on lui a fait quitter de force des décennies auparavant, pour retrouver ce qu’il lui reste de famille et tenter de répondre aux questions qui le hantent. Un orphelin, qui s’était pris de sympathie pour lui depuis longtemps et ironiquement surnommé Obama, se cache dans la charrette de Beshay pour être du voyage et ne tardera pas être un précieux compagnon de route. Loin de tout misérabilisme, le film avec ses paysages, ses dialogues, son humanité invite à partager le quotidien d’un homme banni dès son plus jeune âge de la société et à l’appréhender comme un frère. C’est en cela que ce film constitue une très grande réussite ; sans parler des séquences oniriques qu’il contient, à la force sidérante.
10. Trois visages de Jafar Panahi
Last but not least, le film de Jafar Panahi Trois visages figure aussi parmi les plus remarquables de la compétition. Tout démarre par un appel à l’aide, filmé avec un smart phone : une jeune fille, qui rêve d’être comédienne mais dont sa famille refuse qu’elle fasse les moindres études, annonce qu’elle va se suicider et appelle à l’aide une star du cinéma iranien, Behnaz Jafari. Paniquée, celle-ci décide de partir à sa recherche, accompagnée, dans sa quête, par le réalisateur Jafar Panahi, qui joue ici son propre rôle. Filmé sans autorisation et alors même que Jafar Panahi est assigné à résidence en Iran, Trois visages a réussi à se frayer un chemin jusqu’au Festival. Il s’avère particulièrement remarquable par la manière dont il parvient à dépeindre les destins de trois générations de femmes s’affirmant, contre vents et marées, artistes dans un pays où tout est fait pour opprimer leurs désirs. Un film utile et éclairant, où les symboles sont omniprésents tout comme la figure tutélaire auquel il doit tant : Abbas Kiarostami.
D’un continent à l’autre, d’un regard à l’autre, le 71e Festival de Cannes, a dévoilé, plus que jamais avec force et justesse, un état du monde et de la création artistique qui témoigne intensément des urgences de notre temps. Combat pour la liberté des femmes et contre l’oppression des enfants ; lutte contre les inégalités ; appel à la liberté d’expression : cette édition a été riche d’images parlantes ; des images vivantes, plus que jamais, ce qui n’a pas de prix.
Jean-Baptiste et Raphaël Chantoiseau