Comme tous les ans, la rédaction de BIEN EN PLACE a préparé son classement de ses dix films préférés au Festival de Cannes, qui sera bientôt publié. A côté de cette liste, un long-métrage est élu comme « palme du coeur » pour souligner l’émotion qu’il a suscité lors de son visionnage au Grand théâtre Lumière. Et quel émoi fut celui de la salle entière lors de la présentation, en avant-première, du nouveau Nanni Moretti : Tre Piani (trois étages).
Il y a longtemps qu’une création de Nanni Moretti n’avait pas provoqué un tel enthousiasme et des larmes sincères. Le réalisateur italien a su proposer un film choral qui prend en otage son spectateur, bientôt proches des personnages comme s’ils étaient issus de sa propre famille. La multiplicité et le croisement des intrigues relèvent du brio et la manière dont Nanni Moretti orchestre l’action et dirige ses actrices et acteurs ne manquent pas d’élever l’empathie à un très haut degré.
« Tre piani » est adapté du roman de Eshkol Nevo qui retrace les destins de trois familles vivant dans un même immeuble, à trois étages différents. Le film s’ouvre sur un accident spectaculaire qui donne le ton d’un récit où les implications des uns et des autres, les comportements, les gestes et folies provoquent des conséquences irrémédiables. Le réalisateur a su capter, avec finesse, attitudes, regards et non dits : il prend le temps de faire vivre ses personnages et nous respirons avec eux. C’est presque un luxe à l’heure où les films se livrent souvent à une surenchère rythmique.
Mais le vrai accident n’est pas celui qu’on croit : le film entier repose sur le doute, hors de contrôle et totalement infondé, d’un père sur une action impardonnable – un viol – qu’un grand-père de son immeuble aurait fait subir à sa fille. C’est bel et bien cette suspicion irrationnelle, mais psychiquement ancrée au plus profond d’un homme pourtant sincère et généreux, qui va entraîner une suite de séquences savamment distillée tout au long du récit.
Nanni Moretti ne s’interdit pas non plus des envolées lyriques : une revenante rousse, chère, tendre et disparue, qui passe à l’instar d’un ange; une foule qui se met à danser en cadence dans la rue… C’est fellinien mais sans excès, d’une poésie touchante. Une très grande réussite donc pour Nanni Moretti, qui avait déjà reçu la palme d’or en 2001 pour « La chambre du fils » – d’où peut-être l’absence au palmarès de ce film, très réussi mais au demeurant classique pour un jury ayant privilégié l’audace et la transgression.
Director Mark Cousins Debuts « The Story of Film: A New Generation » At Cannes Film Fest
1
J’étais tellement pressée d’arriver à la première séance du Festival de Cannes 2021 (The Story of Film : A New Generation, un documentaire de Mark Cousins qui se révélera fort intéressant) que je suis arrivée avec une heure d’avance, ce qui a déclenché le rire d’un vigil. Il m’a fait remarquer qu’il n’était que 13h50 et non pas 14h50. Effectivement, où avais-je la tête ? Dans les étoiles, sans doute. Dans la grande roue qui ne transporte personne, semble tourner au gré du vent dans le lointain. Dans les parasols blancs géants de la terrasse réservée à la presse.
Sur la terrasse du troisième étage, il n’y a presque personne à cette heure-ci. Il fait une belle chaleur. Une journaliste interviewe une personnalité que je ne reconnais pas, à l’abri des regards, dans le coin le plus éventé de la terrasse, et heureusement à l’ombre – belle trouvaille. Une hôtesse remarque une dalle mal posée. De suite arrivent des techniciens qui éliminent toute trace de dangerosité. On entend parler italien, allemand, anglais. On entend des scies électriques aussi. Les toutes dernières installations. Cannes avant le glamour de la soirée d’ouverture avec la projection de la comédie musicale Annette de Leos Carax (en fait, une tragédie musicale un peu tirée par les cheveux et des pantins qui vivent et meurent d’amour et de poses amoureuses, de chants et de solitude).
Devant le Palais du Festival les gens s’attroupent. Pour apercevoir on ne sait qui, imaginer on ne sait quoi, se photographier entre soi, pour soi, ah, le fameux selfie au pied des marches, le corps contre les barrières métalliques de la Croisette. Le père photographie sa fillette d’une douzaine d’années, l’homme sa compagne qui prend une pose à la Monica Vitti. Monica Vitti – qui s’en souvient aujourd’hui ? Le photographe professionnel, lui, fait des photos d’ambiance, n’a pas de temps à perdre, me dit de passer d’un ton désagréable. Il faut comprendre : passer vite, car lui aussi doit passer. On n’est pas là pour l’éternité.
Le matin, j’ai croisé une jeune journaliste espagnole. Elle s’appelle Aïda. C’est sa troisième expérience sur la Croisette. Elle s’inquiète un peu du déroulement des événements. Le covid-19 y est sans doute pour quelque chose. Coïncidence : sa mère s’appelle comme moi. Le monde est non seulement petit, mais il est aussi origami. On plie, on replie, on multiplie des pliages en triangles, des pliures au centre, les signes et symboles. L’espace d’un regard ou d’un souvenir, le monde se raconte en mêmeté.
Mais le monde à Cannes n’est plus le même. Même s’il y a toujours les marches rouges du Palais et les marches blanches du Grand Théâtre Lumière. Même si l’on attend Jodie Foster (l’enfant-star de Taxi Driver devenue grande, actrice, réalisatrice, productrice et toujours amoureuse de sa compagne), Spike Lee (déjà président du jury de l’inexistant festival 2020, fier en 2021 d’être le premier président afro-américain de l’histoire du festival), Isabelle Huppert (venue pour une Master Class, tandis que son petit-fils Gabriel Merz Chammah est venu pour Les Intranquilles de Joachim Lafosse), Marco Bellocchio (l’anticonformiste a bien mérité sa Palme d’Honneur), Charlotte Gainsbourg (dont on va projeter Jane par Charlotte et qui en traversant le hall se retourne et demande à Jane Birkin si ça va).
Non, le monde à Cannes n’est plus le même. Covid-19 & Plan Vigipirate obligent, l’entrée du Palais est soumis à un protocole tant sanitaire que sécuritaire qui requièrent une patience d’aéroport. On fait la queue trop souvent et trop longtemps au soleil, une ou deux marquises ici et là pour créer de l’ombre ? On présente son badge d’accréditation, normal, rien à dire. Quelques mètres plus loin, on montre son certificat de vaccination ou son test PCR, ce qui est devenu la norme et qui vaut quelques déboires à des touristes étrangers mal informés. Arrive l’étape de la fouille et là il y a beaucoup à dire. Avant le portique de sécurité, les sacs sont fouillés, le contenu des sacs trifouillé, la faille hygiénique dans toute sa beauté. Car d’une fouille à l’autre, les mains ne sont pas désinfectées. On voudrait prier le ciel, la mer, la terre et la Bonne Mère d’Hafsia Herzi…
2
À Cannes, il y a tant de films à voir, tant de films que je ne verrai pas faute de temps. Tant de films qui intriguent ou qui sonnent comme des promesses. Rien que par leur titre : Blue Bayou (qui fait songer à la merveilleuse chanson de Linda Ronstadt), Piccolo Corpo (à répéter à l’envi, ricochet à la surface de l’eau, rebond à travers les feuillages), Verdens Verste Menneske (comme un croisement de l’allemand et de l’anglais, magie sonore des langues d’Europe du nord), Bergman Island (l’île de Farö dans la mer Baltique où Ingmar Bergman vécut d’amours et de cinéma à la Bergman), Les Intranquilles (comme une ode au chagrin). Et mon Prix spécial du meilleur titre à Cannes va à Les Intranquilles de Joachim Lafosse. Titre à la fois sobre et abyssal.
Cannes, un festival de stars qui ne sauraient décevoir (quoique…), Tim Roth, Adam Driver, Tilda Swinton, Sean Penn, Marion Cotillard… Le Prix d’interprétation masculine pour l’Américain Sean Penn ? Pourquoi pas ? Mais le Norvégien Anders Danielsen Lie, fascinant dans Verdens Verste Menneske, le mérite tout autant. Tout comme le Japonais Hidetosho Nishijima dans Drive My Car (tiens, le titre original est occulté !) et l’Anglais Josh O’Connor dans Mothering Sunday (tiens, le titre original est conservé !).
Chez les actrices, il y a celles qui livrent de multiples performances dont Léa Seydoux dans 4 films, annonce-t-on : France, The French Dispatch, L’histoire de ma femme, Tromperie. 2021 pourrait être l’année Léa Seydoux. Il y a celles qui, dès les premières minutes du film, vous emportent dans leur monde intérieur : Odessa Young et Olivia Colman dans Mothering Sunday, Achouackh Abakar et Rihane Khalil Alio dans Lingui, les liens sacrés, Mia Wasikowska et Vicky Krieps dans Bergman Island, Leïla Bekhti dans Les Intranquilles. Mais pour le Prix d’interprétation féminine, mon cœur balance entre la Finlandaise Seidi Haarla de Compartiment No. 6 et la Norvégienne Renate Reinsve de Verdens Verste Menneske (choix du Jury au final).
Côté réalisateurs, le programme du festival 2021 prépare à la découverte de nouveaux talents ainsi qu’à des retrouvailles avec des talents confirmés. Ces derniers pourraient à nouveau surprendre, séduire (quoique, là aussi…). Sean Baker qui, après le génial The Florida Project, revient avec Red Rocket décrivant cette fois-ci les miséreux du Texas – ça démarre bien, mais on reste sur sa faim. Wes Anderson, maître absolu dans Grand Budapest Hotel, présente The French Dispatch d’après des reportages fictifs sur la France – l’affiche du film déjà un gage d’originalité. On compte sur Carax, Verhoeven, Farhadi, Weerasethakul, Audiard, Dumont, Bercot, Moretti. Jusqu’au dernier jour du festival, il faut faire des choix. Titane de Julia Ducournau, l’épouvante à la Cronenberg, pas noté sur mon agenda. Pour ce qui est des horreurs commises par l’humain, Nitram de Justin Kurzel fera l’affaire.
Un regret, celui de n’avoir pas vu Ripples of Life (très beau titre à la Walt Whitman, mais qu’en est-il en chinois ?) de Wei Shujun. Du cinéma qui parle de cinéma, des étapes avant le tournage. Il y a du François Truffaut dans l’air de Chine. Comment ne pas penser à La nuit américaine ? La sélection de la 74ème édition semble avoir retenu l’art et la création comme motifs narratifs. À titre secondaire dans Les Intranquilles (peinture), Verdens Verste Menneske (photographie), Compartiment No. 6 (vidéo, photographie). À titre principal dans Bergman Island (cinéma), Mothering Sunday (littérature), Drive My Car (théâtre), Annette (musique, stand-up à la Lenny Bruce), Le genou d’Ahed (cinéma), The Souvenir II (cinéma).
Alors, on se pose cette question : qu’est-ce que le cinéma ? Un art de l’illusion qui vous donne du rêve à voir sur un écran ? L’écran géant d’une salle obscure. L’écran de télévision. L’écran d’ordinateur ou de téléphone portable. Ah, le streaming ou visionnage à la demande que d’aucuns aimeraient snober, pire, carrément éradiquer ! C’est peine perdue, avis aux organisateurs de festivals ! Inutile de demander à Steve McQueen si Lovers Rock dans la sélection Cinéma de la Plage, déjà diffusé par la BBC et disponible sur Amazon Prime, sera un jour projeté dans une salle de cinéma. Comme ses confrères et consœurs de renom, McQueen, le provocateur d’idées, est bien ancré dans son époque. C’est son droit. Et il ne manquera pas de confier à Thierry Frémeaux que la prochaine fois il veut être dans la compétition officielle. Un artiste doit montrer son art.
Pour en revenir au rêve, lorsqu’on lui demande pourquoi l’envie d’aller au cinéma perdure, Apichatpong Weerasethakul répond: «Parce que le cinéma est ce qui se rapproche le plus des rêves. » Il n’est pas le premier à le dire. Un film n’est-ce pas une parenthèse magique, un passage vers l’imaginaire de l’autre qui nous propose sa vision (rationnelle ou irrationnelle) du réel ? Pour y accéder, Leos Carax en pyjama dans Holy Motors (2012) nous fait traverser le mur de sa chambre. Une séquence que retiendra Mark Cousins pour son documentaire The Story of Film : A New Generation. Ou bien il suffit de croire avec René Clair (dans sa période hollywoodienne) que C’est arrivé demain (It Happened Tomorrow, 1944).
Et tout devient sujet à rêve. L’absence d’un père dans Flag Day. La révolte d’un fils dans Tre Piani. Les déboires d’un prisonnier en permission dans Un héros. Le deuil, la folie, l’amour, la maladie, le voyage… en fait, tout, tout ce qui fait la vie sert à faire des films. Et nous aimons qu’on nous raconte des histoires. L’œuvre d’art, chef-d’œuvre ou pas, ouvre et ferme un intervalle. Cet intervalle est une stylisation du réel, un tout achevé qui oppose une unité au chaos de l’existence et à « la figure fuyante de l’homme », comme dit Camus à propos de la peinture dans « Art et Révolte ».
Mothering Sunday (Le dimanche des mères) de la Française Eva Husson, représentant le Royaume-Uni dans la sélection Cannes Première, est une belle surprise. Dans son documentaire The Story of Film : A New Generation, Mark Cousins explique que le cinéma du 21ème siècle fait usage de la lenteur. Eva Husson utilise la lenteur à bon escient, scrutant les visages, cadrant les espaces, suggérant des paysages intérieurs, voire des vies entières. Et ce, tout en découpant, superposant, accélérant, la vie de Jane Fairchild (Odessa Young) sur plusieurs décennies – les années 1920, 1940 et 1980. Le récit principal se passe dans une Angleterre bucolique le 30 mars 1924, date qui va bouleverser les destins.
De jeune domestique au manoir des Niven (Colin Firth, Olivia Colman), Jane devient libraire puis écrivaine en herbe et à la fin de sa vie écrivaine de renommée internationale. Comme dans Atonement de Joe Wright, les souvenirs remontent aux histoires d’amour, l’une secrète avec Paul (Josh O’Connor) d’un rang social plus élevé, l’autre franche avec Donald (Sope Dirisu), un philosophe d’origine antillaise. Des moments de complicité charnelle et intellectuelle, au-delà des barrières sociales et raciales qui disent peut-être les changements survenus au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Le scénario signé par la dramaturge Alice Birch est une adaptation du roman de Graham Swift qui affirme que la fiction est un lieu de partage, de communion entre auteur et lecteur. Ce lien, Husson réussit à le recréer entre sa caméra et le spectateur. On peut évoquer de magnifiques séquences comme celle de Jane se promenant nue dans la demeure de Paul, explorant une suite de pièces, découvrant les livres de la bibliothèque, contemplant les tableaux aux murs. Le cadrage est tel qu’à un moment Jane elle-même semble figurer dans un tableau. Comme celle de Jane vieillie (Glenda Jackson) qui répond à la presse agglutinée devant sa porte avec la même émotion et la même fraicheur qu’autrefois.
Certes, le temps a passé, a apporté son lot d’événements joyeux ou douloureux, mais l’être humain a le pouvoir d’œuvrer pour soi et de se constituer des trophées dans son grenier. Le film d’Eva Husson, comme d’autres films de la compétition, s’intéresse aux individus comme s’ils étaient exceptionnels. Odessa Young et tous les autres acteurs livrent d’excellentes performances.