CANNES 2024 : critiques en place

BIEN EN PLACE sera présente au FESTIVAL DE CANNES du 13 au 26 mai 2024. Nous publierons critiques et comptes rendus. Cette édition s’annonce passionnante, avec, comme présidente du jury Greta Gerwig, réalisatrice du film qui a battu tous les records en 2023 : « Barbie ». De grands noms sont attendus pour cette édition à venir :

Jacques Audiard, Daniel Auteuil, Leos Carax, Kevin Costner, Laetitia Dosch, Alain Guiraudie, Christophe Honoré, Ariane Labed, Gilles Lellouche, Noémie Merlant, George Miller, Raoul Peck, Claire Simon, Kirill Serebrennikov, David Cronenberg, Paolo Sorrentino, Jia Zhangke et Yolande Zauberman figurent parmi les premiers invités du 77e Festival de Cannes. Les derniers géants du Nouvel Hollywood sont représentés par Francis Ford Coppola, Paul Schrader et George Lucas (Palme d’honneur en clôture) et la parité progresse lentement mais sûrement, à travers la montée en puissance des actrices réalisatrices, tandis que les documentaristes vont se battre pour décrocher l’Œil d’or.

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Oh, Canada de Paul Schrader, les chemins d’une vie

Le titre du film reprend le titre de l’hymne national canadien. On pourrait croire qu’il s’agit d’aller chercher une vie meilleure au Canada, autre pays mythique de l’Amérique du nord, autre terre de refuge permettant un nouveau départ dans l’existence. Effectivement, le Canada fut un temps convoité par les conscrits états-uniens qui ne voulaient pas faire la guerre du Vietnam. Paul Schrader, une figure majeure du Nouveau Hollywood, célèbre pour avoir co-signé avec Martin Scorsese le scénario de Taxi Driver (1976), adapte ici le roman Foregone (2021) de Russell Banks et s’intéresse au personnage de Leonard Fife qui, après une visite médicale de l’armée, a fui les États-Unis pour se réfugier au Canada. Le film s’ouvre par l’arrivée d’une équipe de tournage dans une maison cossue de Montréal. Pour Leonard Fife (Richard Gere),  qui a été un documentariste de renom, qui a enseigné la signification des images à ses étudiants, c’est l’heure du bilan, ou de la confession, face à la caméra de deux disciples. Vieux et souffrant d’un cancer en phase terminale, il va accorder une interview en exigeant que sa femme Emma (Uma Thurman), qui n’est autre que son ancienne étudiante, soit présente. Il veut livrer ses vérités sur sa vie passée, ses choix, ses renoncements, au risque de perturber sa dernière épouse. Au risque, aussi, de laisser paraître des failles cognitives, car le vieillard mourant est sous médicaments.

Cependant, Fife prend bientôt les commandes, mène l’interview comme il l’entend, malgré les protestations d’Emma dont le visage frappé par la douleur apparaît en gros plan sur l’écran que fixe son époux (un procédé d’interview inventé par Fife). Les époques, les amours, les lieux et les gens tantôt sont nettement exposés, tantôt se brouillent et se mélangent jusqu’à inclure cette très belle séquence où Fife, d’un âge avancé mais de belle allure, assis sur un tabouret au comptoir d’un café, voit entrer toutes les femmes qu’il a séduites, et peut-être ou sûrement, aimées. Voix off, flashbacks jusqu’à la décision de prendre la route du Canada (séquence très justement placée en fin de récit), le maintenant dramatique (sans pathos) de Fife affaibli, le noir et blanc, la couleur forment un récit non linéaire mais non déroutant. On saura gré à Paul Schrader de n’avoir pas rajeuni Richard Gere par la magie du numérique et d’avoir confié le rôle de Leonard Fife jeune à l’acteur australien Jacob Elordi. Si Elordi fait exister Fife dans les années 1960, il arrive que Richard Gere vienne prendre sa place dans une scène du passé, comme auprès d’une femme aimée puis abandonnée. Le visage de Gere devient alors un instant d’introspection sans conséquence – pas de regrets, pas de culpabilité. Juste des faits ou les moments d’une vie.

Passé et présent s’amalgament ou se détachent comme les fragments mobiles d’un kaléidoscope. Après tout, semble dire Paul Schrader, nous sommes des êtres constitués de deux temporalités, le passé et le présent, où les destins bifurquent comme les destinations sur les panneaux routiers. Fife en est venu à oublier l’existence de son fils Cornel qui tente de l’approcher.

Le documentariste Fife devenant l’objet d’un documentaire, on peut dire que Oh, Canada est aussi un film sur la fabrication d’un film, comme Le deuxième acte de Quentin Dupieux qui a été projeté à la cérémonie d’ouverture du Festival. Chez Schrader, l’équipe de tournage, face à son sujet et tenue par un contrat apparemment important, est prête à tout pour obtenir le meilleur document et peut-être récolter une part de gloire sur les traces du maître agonisant.

Richard Gere, dont la carrière d’acteur a été lancée par American Gigolo (1980) de Paul Schrader, fournit un jeu intéressant. Uma Thurman semble sous employée. Jacob Elordi reste une image, souvent à distance de la caméra. La musique de Phosphorescent ajoute de la mélancolie au film.

Esther Heboyan, Cannes 2024

THE LIGHT BREAKS (LJÓSBROT) DE RÚNAR RÚNARSSON OU L’ART DE FAIRE SON DEUIL 

La sélection « Un Certain Regard » du Festival de Cannes 2024 a proposé le long-métrage When the Light Breaks (Ljósbrot) du réalisateur et scénariste islandais Rúnar Rúnarsson qui s’est déjà distingué avec son court-métrage La dernière ferme (Sidasto Bærinn) en 2004 sur le thème de la vieillesse et de la mort. Récompensé par de nombreux prix, nommé aux Oscars, La dernière ferme livrait l’histoire d’un vieux fermier sur un rivage reclus de l’Islande, qui, après le décès, tenu secret, de sa femme, décide de leur sort. Le projet se précise méthodiquement, cruellement, mais non sans introspection, pendant que leur fille et sa famille s’approchent de la vieille ferme avec l’intention de conduire les parents dans une maison de retraite.

When the Light Breaks, film d’ouverture, marquera sans doute le festival 2024 par sa belle et sobre réflexion sur le deuil d’un être cher. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de programmer sa mort pour échapper à une décision coercitive, mais d’un accident de la circulation qui va tuer en pleine jeunesse le séduisant, aimant, engageant Diddi (Baldur Einarsson). Aimé par deux jeunes femmes, il sera pleuré par l’étudiante en art Una (Elin Hall), avec laquelle il projetait de vivre et de voyager, pleuré aussi par Klara (Katla Nijalsdottir), sa petite amie de longue date avec laquelle il s’apprêtait à rompre.

Rúnarsson explique la genèse de son film : « J’ai perdu un ami dans ma jeunesse, et j’ai voulu faire face aux émotions que j’ai ressenties le jour où cela s’est produit, en racontant une histoire universelle. Une autre perte récente dans ma vie a ravivé cette envie et l’intrigue est devenue plus concrète. »

Rúnarsson avoue être intéressé par les gens qui sont à un carrefour de leur vie. When the Light Breaks n’échappe pas à cette préoccupation du cinéaste. Tous les personnages principaux sont jeunes et doivent affronter la soudaine disparition de l’ami pour les garçons, de l‘amoureux pour les filles. Face à la mort de Diddi et à la vacuité du jour, Una souffre en silence car elle doit garder leur liaison secrète, par égard pour Klara. Una devient le témoin errant de la souffrance des autres tout en participant aux rituels du deuil (boire la vodka préférée du défunt, danser frénétiquement sur du rock expérimental, rester solidaire…).

Le film commence sur un rivage rocheux d’Islande au coucher du soleil et se termine le lendemain soir au même endroit – avant et après la mort accidentelle de Diddi. Un jour entier est consacré à la découverte et à l’absorption du drame. Avant : Filmée de dos, Una regarde et écoute la mer tandis que Diddi fait sentir sa présence hors champ. Puis, ils fument un joint, font un selfie, s’enlacent pour contempler l’horizon. La douceur du moment se poursuit dans la chambre d’étudiant de Diddi. Le lendemain matin, Una, d’une vivifiante rousseur, est cadrée à son avantage, en harmonie avec les couleurs orange du décor. Mais bientôt, la longue séquence du tunnel aux éclairages défilant en diagonale par travelling avant, sur une musique liturgique, nous dévie de ce nouvel amour. Une boule de feu s’avance vers la caméra, la tragédie vient de se produire.

Après : Una se rend dans un centre de secours qui accueille les proches des victimes de l’accident. Sa détresse reste périphérique à celle des autres. Sa tristesse ne devient palpable que dans les réfractions d’elle-même – dans l’image d’elle qui se reflète dans l’immensité et la surimpression des vitres du bâtiment public surplombant la mer ou bien à travers les effets de miroirs des toilettes où elle se réfugie pour exprimer son chagrin. Qu’elle soit assise contre un mur taggé avec flamboyance, ou qu’elle marche dans la ville où des étudiants déguisés font la fête, la caméra reste à distance. Le deuil que subit Una est raconté avec beaucoup de retenue et de poésie. Et même sa confrontation (inévitable) avec sa rivale Klara se déclinera en amitié. Si Klara dénigre l’art conceptuel que Diddi et Una avaient en partage, Una, elle, va enseigner à Klara l’illusion de s’envoler dans les airs. À la tombée du jour, elle sauront goûter aux beautés du monde.

La poésie du film fait songer à la villanelle « One Art »(1976) d’Elizabeth Bishop. À croire que le cinéaste islandais a voulu mettre en scène ce vers de la poétesse américaine : « The art of losing isn’t hard to master » (L’art de perdre n’est pas difficile à maîtriser). On peut laisser derrière soi une maison, un fleuve, une montre, dit Bishop. On peut même apprendre à vivre sans l’être aimé. On peut perdre des lieux, des objets, des gens – c’est le propre de l’existence. Néanmoins, une simple hésitation à la fin du poème apporte le doute : la perte/la disparition/l’éloignement d’une personne qui a compté pour nous n’est pas aussi aisée à accepter.

Dans When the Light Breaks, Runar Runarsson se livre au périlleux exercice de l’expérience de la douleur face à la mort. En solo ou en groupe, chacun/chacune s’y confronte sans artifice. Et le film gagne en vérité.

Esther Heboyan, Cannes 2024

UN CERTAIN REGARD : Blue Bayou de Justin Chon (2021)

Sélectionné au Festival de Cannes 2021 dans la catégorie « Un Certain Regard », Blue Bayou de l’Américain Justin Chon éveille la curiosité. À ce jour, pas de bande-annonce, très peu de photos, un synopsis tout de même. Antonio LeBlanc (Justin Chon), un Américain d’origine sud-coréenne, installé en Louisiane avec sa femme Kathy (Alicia Vikander), découvre une faille dans son statut d’enfant adopté qui pourrait causer sa déportation des États-Unis, le seul pays qu’il connaisse. Tourné sous l’ère Trump, le film est assurément un drame.

Une image montre la famille à l’avant d’un véhicule, l’homme heureux et déterminé au volant, la femme tout sourire enlace sa fillette qui serre une peluche rose. Cadrage rapproché, personnages baignés de lumière, scène de la vie simple. Le trio est confiant, regarde la route comme une promesse. Une autre image, en contre-plongée, glorifie un moment intimiste dans un paysage naturel. Le couple et l’enfant se tiennent à gauche de l’écran, contemplent un point hors champ, forment une trinité tranquille avec le ciel et le sommet d’un arbre immense au-dessus d’eux. Leur bonheur, trop parfait, va être contrarié.

Le titre du film est peut-être une référence à la chanson Blue Bayou, une ballade mélancolique qui fut inspirée à Roy Orbison et Joe Melson lors d’un voyage entre l’Arkansas et le Texas et qui fut magistralement reprise par Linda Ronstadt en 1977. Si l’on écoute les paroles de la chanson, on devine que le film de Chon évoque le lien viscéral, indestructible que les individus entretiennent avec leur ville, région, pays. On devine que l’éloignement de cet espace – la Louisiane, ses bayous, ses gens, son atmosphère – n’engendrera que nostalgie. « I’m going back someday/Come what may/To Blue Bayou/Where the folks are fun/And the world is mine. » (« Un jour je retournerai/Advienne que pourra/À Blue Bayou/Où les gens sont sympas/Et le monde est à moi. »)

Le long-métrage de Justin Chon ajoutant un motif politique à la séparation d’avec le lieu de vie et la cellule familiale, toute la question est de savoir comment des citoyens ordinaires, soudain pris au piège par les autorités, se confrontent à leur sort.

Esther Heboyan

COMPETITION OFFICIELLE : Benedetta de Paul Verhoeven (2021)

Étude de la bande-annonce en 68 plans. Paroles et visions mystiques. Actes érotiques. Religion et société toscane au XVIIème siècle.

1.Intérieur couvent, réfectoire. Tonalités fort austères. Plan poitrine sur sœur Benedetta Carlini (Virginie Efira), coincée entre deux silhouettes sans visage, qui soudain se confie à sa voisine : « J’ai vu Jésus ! » Angélisme et malice.

2.Contre-champ sur l’interlocutrice (Clotilde Couraut) fixant du regard Benedetta décentrée à droite, visage dérobé, qui poursuit : « Il est venu à moi. »

3.Confidente cadrée à gauche de l’écran, tête baissée et muette. Benedetta recentrée, plus convaincue que jamais d’être l’élue de Jésus : « Je suis son épouse, n’est-ce pas ? » Paroles immodestes, choquantes. Va-t-on la croire ?

4.Motion design, inscription orange du logo Pathé !, ombres grises du logo projetées à l’arrière-plan. Musique tragique et voix-off de Benedetta confessant : « C’est Jésus qui m’a fait ça. » Le « ça » ne sera pas montré.

5.Intérieur église, plan d’ensemble.  Religieuses groupées en demi-cercle, Benedetta leur fait face. Elle a apporté des preuves, le « ça », toujours invisible. Mais cette fois-ci, réaction des sœurs : exclamation (« Les stigmates ! »), vénération (on se prosterne). Très belle lumière au-delà des bancs vides. Le terrestre et le divin.

6.Plan de demi-ensemble. Au centre la supérieure Felicita (Charlotte Rampling) qui semble, de par son regard oblique, douter de la sincérité de Benedetta. Celle-ci, de dos, n’est que silhouette en uniforme noir. Les autres religieuses, alignées de front et de profil, semblent manifester adhésion ou soupçon. Dès lors, quelle place pour Benedetta dans sa communauté ?

7.Sur une voix off masculine adhérant à la version de Benedetta, plan rapproché sur Felicita de plus en plus dubitative.

8.Benedetta réapparait, dénudée, en proie à des transes, du sang coule sur une épaule.

9.Agitation de rue. Immobile entre deux silhouettes partiellement visibles, femme anonyme se signant avec ferveur devant le couvent en hors champ. Témoignage d’adoration envers Benedetta.

10.Plan plus général, vue sur les portes du couvent. Villageois pieux ont déposé des offrandes. Réputation grandissante de Benedetta.

11.Intérieur église. Religieux et fidèles à la messe. Lumière sanctifiante sur l’autel. Voix off masculine prononce avec exaltation le nom de Benedetta.

12.Conversation privée entre Felicita et un dignitaire qui tente de justifier sa position :  « Vous me croyez trop prompt à croire à ce miracle ? »

13.Contre-champ sur la supérieure, tête penchée vers un rectangle de lumière dorée se reflétant sur le rebord d’une fenêtre, comme mieux éclairée que son interlocuteur, émet de fortes réserves : « Je pense que vous n’y croyez pas du tout. »

14 : Écran noir et inscription : « Cette histoire est inspirée de faits réels. » Effectivement, le film de Verhoeven est adapté du livre de l’historienne américaine Judith C. Brown, Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne[1], qui raconte la vie de Benedetta Carlini (1590-1661), entrée dès l’âge de neuf ans au couvent des Théatines à Pescia en Toscane, nonne jugée trop mystique et immorale, condamnée à l’isolement pendant 35 ans. Il n’est pas certain que le cinéma de Verhoeven aille dans le sens de ce jugement.

15.Plan général, nouvelle démonstration de vénération. En présence de témoins, Bartolomea (Daphne Pathakia) surgit d’une voûte illuminée et se jette aux pieds de Benedetta :  « Amenez-moi ! » On s’interroge sur ce qui motive cette requête.

16.La caméra remonte de la jeune nonne prostrée au sol, s’arrête en plan rapproché taille  sur Benedetta, choquée par cette adepte. À l’arrière-plan, une porte ouverte révèle une splendide lumière le long d’un mur. Comme dans d’autres scènes, la photographie oppose la froideur et la texture sinistres des édifices en pierre à la chaleur et à la fluidité de la lumière se déversant d’une source invisible que l’on pourrait qualifier de céleste.

17.Intérieur couvent, cellule sombre. Benedetta et Bartolomea dans la sphère privée. Gros plan sur les mains de Benedetta versant une bassine d’eau sur Bartolomea nue, filmée en plongée derrière un rideau. L’angle de la caméra suggère un risque plausible dans le récit.

18.Interlude apaisant, Benedetta s’active dans l’obscurité de la cellule. Effet tableau flamand, clair-obscur produit par deux bougies, l’une murale à gauche, l’autre posée sur une surface à droite. Lorsqu’elle révèle son nom à Bartolomea, Benedetta avance vers une lumière qui l’enveloppe et la glorifie.

19.Benedetta accroche une serviette sur la barre du rideau à l’intention de Bartolomea.

20.Long plan américain sur les deux silhouettes. Benedetta, de dos, masse noire en uniforme. Bartolomea, de face derrière le rideau transparent, glisse en essayant d’attraper la serviette, pousse des cris hystériques. En essayant de la retenir, Benedetta lui frôle les seins. Le rire nerveux de Bartolomea a une sonorité démoniaque. Va-t-elle mettre à l’épreuve la mission de Benedetta ?

21.Plan serré de trois-quarts sur Benedetta qui, perturbée par le contact charnel, fixe un point invisible avant de relever la tête à l’appel de Bartolomea.

22.Gros plan sur Bartolomea la brune qui, chez Verhoeven, devient la tentatrice. Voix off de Benedetta servant de transition : « C’est Dieu qui… »

23.Contre-champ sur Benedetta la blonde qui chuchote en voix off pour se convaincre de se laisser séduire.

24.Gros plan circulaire autour de la tête de Benedetta, posture de prière devant une simple bougie, aveu en off de son impuissance à diriger Bartolomea.

25.À l’office, au milieu de religieuses dont Bartolomea en uniforme blanc dénotant son rang de jeune nonne, Benedetta a une expression de zèle mêlée de frayeur. L’heure est à la dévotion. Une bougie à gauche, une autre à droite, en guise d’ordre, d’équilibre et d’inspiration divine.

26.Gros plan sur le bras et la main de Bartolomea qui caresse le dos de Benedetta pendant l’office.

27.Gros plan sur Benedetta qui frissonne d’émotion.

28.Vision d’un serpent qui se dresse et darde sa langue vers la caméra. Symbole primaire, tentation et chute prévisibles.

29.Felicita, plan poitrine, dans un fauteuil face à Benedetta, exerce son autorité. Aucune lumière, aucune bougie pour suggérer le moindre échappatoire. L’heure est à l’évaluation. Examen de la relation qu’entretient Benedetta avec Bartolomea.

30.En alternance avec la séquence de l’interrogatoire, insertion de scènes intimes. Plan large sur la chambre commune. Retour sur l’intimité naissante entre les deux nonnes, Benedetta contemplant Bartolomea qui se dénude derrière un voilage. Bougie sur console projette son reflet sur une commode, marquant une trajectoire possible vers Benedetta qui semble dans l’attente de l’événement. Tableau tout en nuances.

31.Plan d’ensemble (vision subjective de Bartolomea qui regarde par la fenêtre ?), cour intérieure du couvent, puits central. Façades et galeries grises, fenêtres en ogive, rosace. Tout suggère ordre et silence. Mais le ciel est presque complètement éliminé du cadre, la foudre détonne. Musique brusque, tourmentée.

32.Intérieur chambre, nonnes couchées. Gros plan sur Benedetta qui se touche le sein, Bartolomea, intriguée à son tour, soulève la tête.

33.Bureau de Felicita. Une tenture d’un rouge profond à l’arrière-plan, Benedetta ressemble à une madone, répond calmement à sa supérieure, réfute tout soupçon. Les deux femmes semblent à égalité.

34.Les mensonges de Benedetta sont évidents. Sur la voix off de Felicita qui continue de la questionner, la caméra fait un gros plan sur le baiser passionnel échangé par les deux nonnes.

35.Recadrage serré sur Benedetta contre la tenture rouge. Une pointe de panique dans ses yeux.

36.Inscription sur écran noir : « Le nouveau film de Paul Verhoeven ».

37.Suite de la scène érotique dans la chambre. Plan rapproché taille. Corps plus dénudés, gestes plus intenses, homosexualité débridée. Que va dire la communauté catholique ? La voix off d’une religieuse s’empresse d’accuser : « Ce qui se passe ici est un blasphème. » (Que va dire l’Église catholique aujourd’hui ?)

38.La religieuse est venue se plaindre à Felicita. Encadrée par de lourds rideaux verts ouvrant sur une pièce annexe, le haut de sa coiffe se découpant contre un dégradé de lumière (blanche, orangée, rouge brun) attachée à une fenêtre, la religieuse aux joues empourprées dégage une certaine aura.

39.En contrechamp harmonieux, sous une lumière doublement diffusée par des vantaux rectangulaires et disséminée dans les plis de la pierre, Felicita conforte, à voix basse, la religieuse dans son idée :  « Ceux qui comptent le savent déjà. »

40.Plan d’ensemble, une rue du village. Une procession de flagellants sous un soleil torride, pénitence et rédemption selon la Passion de Jésus. Ramasseurs de corps, corps empilés dans charrette ou gisant par terre. Ceux qui ont pêché doivent se flageller.

41.D’où la scène d’auto-châtiment au couvent. L’accusée, dos dévêtu, se flagelle devant ses juges.

42.De profil et prostrée, Benedetta se relève, comme réhabilitée et réintégrée dans sa communauté. Mais la voix off d’un ecclésiaste signale que l’enquête n’est pas terminée :  « Si cette sœur est coupable du blasphème dont vous l’accusez, elle ira au bûcher. »

43.Verhoeven montre une nouvelle scène du blasphème d’immoralité. Les deux nonnes et leurs ébats amoureux à gauche de l’écran. Contraste avec la partie à droite : la chambre ressemble à une chapelle. Croix en bois géante suspendue au mur, lumière rougeoyante qui émane de deux bougies sur des pique-cierges, l’une brûle au fond de la pièce près de la croix, l’autre à l’avant-plan près du lit, une dynamique en diagonale bien plus marquée qu’au plan 30. Sacrement de l’amour charnel par Verhoeven.

44.Plan rapproché sur le Nonce (Lambert Wilson) envoyé par le Saint-Siège pour encadrer l’enquête. Châtiment du bûcher prédit. Le costume de l’ecclésiaste se confond avec le tissu en velours brodé du fauteuil. Quatre dorures complètent le poids de l’institution : bec verseur orné d’un pichet, deux moulures symétriques surmontant le dossier du fauteuil d’apparat, mobilier indistinct au loin.

45.Extérieur rue. Travelling accompagnant Benedetta et Bartolomea, décoiffées et robes en bure, s’enfuient sous les yeux des villageois. De grosses flammes se superposent à l’image.

46. Le Nonce se sustente et prévient la personne qui l’écoute hors champ, probablement Felicita :  « Des accusations extraordinaires…» Cadrage plus éloigné qui précise la circonstance et le statut de l’ambassadeur du Pape : repas dans salle privée, pichet rempli de vin, vin rouge dans verre prolongeant la palette des couleurs de l’habit et du fauteuil.

47.Extérieur nuit. Benedetta et Bartolomea de dos, contemplant un ciel rouge zébré d’éclairs au-dessus de l’église en flammes. La voix off du Nonce se poursuit : « …exigent… »

48.Le Nonce termine sa phrase : « …des preuves extraordinaires. » Intérieur chambre. Plan poitrine. Les nonnes en chemises de nuit, de profil, posture tendue, découvrent un spectacle – une catastrophe ? – par la fenêtre. Jolie lumière sur le visage de Bartolomea, Benedetta plus en retrait. Verhoeven semble innocenter celles que la communauté catholique soupçonne de blasphème.

49.Sur écran noir et rythme saccadé s’affiche le nom des interprètes principaux : Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphne Patakia, Lambert Wilson.

50.Gros plan sur Bartolomea qui écoute Benedetta soulignant le mystère de Dieu : « Je ne sais pas comment Dieu fait arriver les choses ».

51.Contre-champ sur Benedetta qui réaffirme son statut d’élue : « Je sais seulement qu’il accomplit sa volonté à travers moi ». Tout le film donc oppose une religieuse qui s’attribue des pouvoirs mystiques émanant de l’être suprême et l’institution catholique à l’époque de la Renaissance italienne qui ne tolère pas une telle exception. D’autant plus que les mœurs lesbiennes de Benedetta en font une figure blasphématoire, candidate désignée pour le châtiment.

52.Nouvelle démonstration de la passion amoureuse et de la tentation de la chair. Bartolomea se jette sur Benedetta et l’embrasse avec fougue.

53.Extérieur nuit. Plan d’ensemble. Cérémonie de ferveur religieuse. Crucifix en évidence, multiples torches allumés, fidèles, dignitaires, religieux en coule, nonnes. Coin à droite, Benedetta (?) levant les bras au ciel.

54.Montée de la violence contre l’hérétique. Supplice exercé par trois religieuses contre Benedetta qui se débat dans son lit.

55.Sous un ciel agité, Benedetta, attachée contre le corps de Jésus sur le crucifix, reçoit des coups de fouet, hurle. Voix off de l’investigateur : « Tu dois faire des aveux complets. » Benedetta, coupable de visions qui ne seraient que des fantasmes ?

56.Gros plan sur la main ensanglantée de Benedetta jointe à la main crucifiée de Jésus. Autre vision mystique. Ciel chaotique aux couleurs intenses, comme le tableau La Tempête (1505-1508) de Giorgione.

57.Très gros plan sur Benedetta qui s’insurge contre Le Nonce.

58.Intérieur église. Devant l’autel aux quatre chandelles, Benedetta pieuse, apaisée, stigmate sur sa main droite, se recueille. Groupe de nonnes qui l’observe. Très belle lumière descend au fond. Moment de grâce. Voix off masculine l’exhorte à renoncer à sa vanité.

59.Vanité revenue. Benedetta semble atteindre l’orgasme par la main de Bartolomea.

60.Gros plan sur le visage de Benedetta qui jouit.

61.Par un trou, creusé dans le mur, un œil bleu voyeuriste qui fausse l’atmosphère de piété tant défendue.

62.Benedetta, debout sur une estrade, entourée de dignitaires et du Nonce, montre à la foule ses paumes ensanglantées.

63.Extérieur village. Soldats, paysans autour de la place. Benedetta descendue de l’estrade. Non loin devant elle se dresse Felicita sans sa coiffe, en robe noire. Dignitaires restés sur estrade. Personnage en robe et cagoule rouges (le bourreau ?) semble attendre à côté d’un torche allumé et d’un amas de paille. Le moment du châtiment est-il venu ?

64.Intérieur couvent. Face à une scène qu’elle juge horrifiante, Felicita hurle de toute son âme. Contre qui ? Contre quoi ?

65.Benedetta, en habit de nonne, s’enfuit à toute allure. Travelling vers la droite comme au plan 45.

66.Générique, titre du film en lettres rouges retentissantes & nom du réalisateur en écriture plus discrète. Voix off de Felicita qui rationnalise : « On ne comprend pas toujours les instruments de Dieu. » Un chant liturgique scrute l’insondable.

67.Benedetta de dos devant ses juges, se retourne vers la caméra pour suivre du regard quelqu’un dans le hors champ. Voix off de Felicita qui propose une première interprétation sur la condition d’élue de Dieu : « Peut-être a-t-il mis Benedetta en transes ? »

68.Benedetta s’est retournée pour regarder Bartolomea qui semble gênée et se lève pour quitter l’assemblée. Est-elle la cause de la mise en accusation de Benedetta ? Voix off de Felicita qui propose une seconde interprétation : « Ou bien Dieu nous a envoyé une folle qui débite des sottises pour servir ses desseins. » Le chant liturgique qui clôt la séquence laisse la place au mystère.

Verhoeven ne tranche pas. Il nous montre comment une société pieuse, dirigée par des valeurs et préceptes religieux, peut engendrer des individus tellement fanatiques que l’ordre et le sens même de cette société s’en trouvent bouleversés, voire faussés. Si ce fanatisme, sous couvert de mysticisme, intègre des élans jugés répréhensibles – ici, la prétention à se croire l’épouse de Jésus et la consommation d’amours lesbiennes – l’autorité religieuse en vient à harceler et éliminer l’individu. Presque cinq siècles après le Nonce dépêché en Toscane par le Saint-Siège, Verhoeven mène sa propre enquête sur Sœur Benedetta, fouille son âme et son corps, en fait une illuminée de sang et de chair.

[1] Judith C. Brown. Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne. Toscane, XVIIème siècle. Trad. Louis Evrard. Paris : Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 1987.

Esther Heboyan

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