Cinéma abîmé cherche mise en abyme… de génie.

BIEN EN PLACE a assisté à la Cérémonie d’ouverture du 77e Festival de Cannes. Un film aussi attendu qu’atypique était prévu au programme pour achever en beauté la soirée : Le Deuxième Acte (2024, 1 h 20) du réalisateur français Quentin Dupieux, avec Léa Seydoux, Louis Garrel, Vincent Lindon, Raphaël Quenard ou bien encore Manuel Guillot. Ce casting de rêve, mêlant acteurs expérimentés et talentueux nouveau venu, a été placé au service d’une fiction qui relève l’exploit d’aborder, sur une durée relativement courte, un très grand nombre de thématiques sociétales qui touchent le cinéma de plein fouet : le règne de l’Intelligence Artificielle, #metoo, la cancel culture, le respect des minorités, les droits LGBT… ; toutes questionnées au sein d’un flux filmique rapide et jubilatoire.

Tout deuxième acte, enseignent les préceptes de l’art dramatique, se doit de confronter les personnages à leurs problèmes et les montrer commençant à agir. Il se doit d’être court, percutant, déroutant aussi afin de préparer la suite à venir. De ce point de vue là, le film de Quentin Dupieux semble suivre la règle au pied de la lettre en mettant en scène des êtres qui se prennent les pieds dans leur propre tapis et dont les réactions vont entraîner des rebondissements en chaîne, comme dans un travelling en continu que l’on serait bien incapable d’arrêter. La vie, pour Pasolini, semblable au cinéma, n’est qu’un long travelling en continu, comme il l’écrit dans L’Expérience hérétique, parfois interrompu par un montage – le film – qui reflète provisoirement et de manière précaire le réel.

Cette instabilité et ce tangage permanent d’un monde qui ne cesse de dérouler sa folie au quotidien sont précisément représentés, à la fin du film, par un travelling filmant les propres rails ayant permis de le rendre possible, à l’instar de ce qu’avait fait François Truffaut dans La Nuit Américaine (1973). Le film délivre ainsi son message de manière métaphorique et humoristique – deux notions toujours liées chez ce cinéaste.

Film dans le film, nécessité de blaguer face aux dérisions d’un monde dérisoire, menace omniprésente de déraillements intempestifs ou de partir en roue libre (comme dans le premier long-métrage du réalisateur) : le film mêle le cinéma, la vie et les tempêtes contemporaines dans un même mouvement que plus personne, pas même le réalisateur, ne saurait contrôler. Est-ce à dire que ce deuxième acte annonce le pire, qui est à toujours à venir par définition, comme le dit l’expression ?

Toujours est-il que ce « deuxième acte » monté par Quentin Dupieux semble vouloir se dérouler en une révolution du soleil. C’est au petit jour que s’ouvre le récit tandis que les néons du café-restaurant « Le Deuxième acte » se mettent à clignoter : l’idée d’un film dans le film s’annonce déjà à travers le nom de ce lieu clé de l’action qui reprend le titre du film ; sorte de microcosme, symbolisant le monde – comme dans une scène de théâtre -, où les protagonistes seront amenés tôt ou tard à se retrouver avant que leurs chemins se séparent pour d’autres actes à venir… car qui dit « deuxième » acte implique « troisième »; contrairement à l’adjectif numéral « second » qui aurait clos le débat.

Le patron du café/brasserie – un Manuel Guillot aussi hilarant que tragique – prépare le terrain du tournage à venir : il se coiffe et se recoiffe de manière frénétique – car il sait déjà qu’il figure dans un film (mais nous autres spectateurs ne savons pas encore qu’il sait). Suivent ensuite à l’écran deux amis, David et Willy (joués respectivement par Louis Garrel et Raphaël Quenard) discutant chemin faisant… mais les débats prennent mauvaise tournure, versant dans le politiquement incorrect – sur les femmes, les homosexuels… David sent bien qu’une censure s’impose, il tente de faire taire Willy et prend le réalisateur, supposé être derrière la caméra, et le spectateur à témoin. On a dès lors conscience qu’il ne s’agit pas d’un film banal narrant les errances sentimentales de deux hommes en goguette conversant sur une route. Le film dans le film est clairement dévoilé mais pas d’une manière classique : la frontière entre tournage et fiction, personnage et acteur ne cesse de fluctuer à travers des allers et retours vertigineux. On ne sait jamais sur quel pied danser, et de cela, Quentin Dupieux s’amuse copieusement.

La scène suivante entre Léa Seydoux (Florence) et Guillaume (Vincent Lindon) est encore plus savoureuse : elle démarre en empruntant les codes classiques d’une mauvaise série B sentimentale pour tourner dans une révolte de l’acteur masculin (Vincent Lindon), usé jusqu’à la corde de ses rôles minables et prêt à jeter l’éponge… à moins qu’un coup de téléphone providentiel – un projet avec le grand Paul Thomas Anderson – ne vienne relancer la mise et le faire repartir de plus belle pour achever – dans tous les sens du verbe – son film en cours.

Actrice se prenant trop au sérieux et abandonnée des siens ; acteur sur le déclin fantasmant une sirène américaine ; figurant incapable de se contenir et de tenir son rôle ; duels d’egos entre acteurs machos ; menace de dénonciations suite à une séduction trop insistante dans des toilettes : Quentin Dupieux dresse un portrait au vitriol – mais avec un humour toujours réjouissant – du monde du cinéma, de ses travers, de ses clichés, dans une esthétique de l’excès sans concession ni faux-fuyants, quitte à aller trop loin à se faire éclater la cervelle… pour de faux, une première fois, et peut-être pour de vrai ensuite… L’histoire ne le dit pas et le destin du barman-figurant, prêt à en finir avec tout, faute de pouvoir être à la hauteur, semble métaphorique d’une industrie audiovisuelle hantée par des turpitudes dont Quentin Dupieux montre le ridicule.

Quentin Dupieux, réalisateur et Joan Le Boru, directrice artistique entourés de l’équipe du film lors de la montée des marches le mardi 13 mai 2024

Acteurs, assistants et techniciens apparaissent tour à tour dans le film dans le rôle qui leur est propre ; seule une figure, pourtant essentielle, se singularise par son absence : celle du réalisateur, apparemment absent. C’est qu’en réalité le film en cours de réalisation n’est rien moins que l’oeuvre… d’une intelligence artificielle, qu’un assistant laissera bientôt apparaître sur l’écran d’un ordinateur portable, distribuant les bons et les mauvais points, comptabilisant ratés et retards dans des statistiques aussi précises qu’absurdes ! Une intelligence artificielle, au demeurant, qui connaît de nombreux bugs ; répétant de façon mécanique les mêmes bouts de phrases jusqu’à déraillement. A l’heure où des menaces de débauche ont engendré une grève inédite parmi les scénaristes hollywoodiens, ces turpides techniques, portées au comble du ridicule dans le film, montrent combien un cinéma réduit à de simples équations, à des enchaînements programmés et autres algorithmes aurait tôt fait de virer au cauchemar ou à une cacophonie sans nom.

En portant à un point d’incandescence les inquiétudes et les menaces d’un monde – réel, virtuel, cinématographique – qui a perdu la tête, Quentin Dupieux se livre à un exercice qui s’avère cathartique à plus d’un titre. Libérer et laisser jouer les démons du présent constitue un habile piège pour dévoiler leur ridicule. On a tort, sans doute, de les prendre au sérieux comme de se prendre au sérieux tout court. C’est là une touche, même légère, d’espérance. Après tout, peut-être bien qu’un troisième acte nous attend, ailleurs, et qu’il se joue même déjà – à notre insu !

Jean-Baptiste Chantoiseau, pour la rédaction de Bien en place

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